Liberté et autonomie, les atouts d’une "mobilité enfantine" active
-Souvenez-vous. Vous aviez dix ans et déambuliez dans les ruelles de votre quartier, où vous retrouviez vos copains après l’école, couriez derrière un ballon ou les jolis yeux de votre voisin(e). La ville était vôtre, dans cet espace-temps qui n’appartenait qu’à vous, loin du regard parental mais dans un environnement suffisamment familier que pour vous sentir à l’aise. Vous appreniez, sans le savoir, à construire vos propres repères et cheminements, en vous détournant parfois, mais jamais trop loin, des trajets quotidiens pour découvrir ce petit coin derrière l’église, pousser une pointe jusqu’à l’épicerie et ses bonbons en vrac, ou vous rendre chez cet ami qui vous propose de passer quelques minutes chez lui après la classe.
Derrière ce parfum d’enfance, se cache un mécanisme fondamental : celui de l’apprentissage de l’autonomie dans ces premières expériences de la ville : « Les souvenirs relatifs à ces expériences, et plus particulièrement au milieu dans lequel elles ont lieu, constitueront dans la vie ultérieure de l’individu des points de repère qui peuvent fonctionner comme des ‘‘étalons de comparaison’’ en termes de préférences, d’attitudes, de pratiques et de comportements » [1]. Ces expériences participent ainsi à la construction d’une identité spatiale spécifique [2], faisant de la mobilité des enfants un enjeu de société majeur.
Cette mobilité enfantine est généralement appréhendée à travers celle de la famille, et a fortiori celle des femmes [3], variable d’entrée habituelle, elle-même déterminée socialement et géographiquement. Elle mérite pourtant d’être analysée en elle-même et pour elle-même, dans ce qu’elle peut créer comme culture urbaine particulière, d’une part, et comme apprentissage de l’autonomie, d’autre part.
Car, comme le rappelle Sandrine Depeau, chercheuse au CNRS et qui a consacré sa thèse de doctorat à la mobilité enfantine [4] , « au constat de l’expérience urbaine des enfants et des jeunes aujourd’hui, la construction de cette identité pose question. (…) Le jeu et les activités entre pairs se raréfient et exacerbent d’autant l’importance des déplacements. Lesquels paradoxalement demeurent une des rares activités urbaines à partir de laquelle les enfants construisent leurs connaissances de la ville et leur identité. Néanmoins, de nombreuses études montrent que les enfants sont escortés (pour ne pas dire véhiculés) de plus en plus fréquemment pour leurs moindres déplacements (…). De moins en moins visibles dans l’espace public, ils ne ‘‘traînent plus dans la rue’’, du fait a priori d’un milieu urbain perçu et décrit comme inadapté par les parents » [5].
Les enfants fréquentent ainsi de plus en plus la « banquette arrière » de la voiture familiale plutôt qu’ils n’arpentent les pavés de leur quartier alors que, paradoxalement, l’autonomie est aujourd’hui perçue comme une valeur sociale centrale dans l’éducation des enfants.
Dans cette dynamique complexe, comme le montre Sandrine Depeau dans ses travaux, le discours que les parents construisent sur l’environnement urbain et le niveau d’expérience et de connaissances construites par l’enfant lui-même à son sujet vont définir des niveaux variables d’accessibilité de l’environnement urbain. « L’accessibilité est donc décrite et étudiée (…) selon deux acceptions : spatiale et psychologique, en vue de comprendre les fonctions de socialisation mais aussi d’autonomisation de la ville pour de jeunes populations » [6]. Il ne s’agit donc plus de définir l’accessibilité de la ville d’un point de vue strictement physique.
C’est donc aussi sur les « cultures éducatives urbaines » qu’il faut travailler, celles-ci étant entendues comme « l’ensemble des pratiques et des modes de penser (normes, valeurs, codes) l’espace contribuant à l’apprentissage et au développement des compétences spatiales, cognitives et sociales de l’enfant » [7].
Dans une intervention à l’intéressant colloque « Métro, boulot, dodo : quoi de neuf dans nos routines ? » qui s’est récemment tenu à Lille, Sonia Chardonnel et Sandrine Depeau ont complété ces recherches en analysant comment ces compétences (spatiales, cognitives et sociales) s’acquièrent. Elles soulignent, comme on pouvait s’y attendre, que les activités enfantines sont majoritairement programmées (dimension temporelle), dans des lieux eux-mêmes spécialement dédiés (académie, club de sport, école, …) (dimension spatiale) et au sein d’un entourage peu mixte en termes d’âges (dimension sociale). Les choix en termes de modes de transport sont donc fortement routinisés, avec une majorité de déplacements effectués en voiture. Lorsque les parents sont eux-mêmes usagers d’un mode alternatif, celui-ci est aussi proposé à l’enfant.
Dans ces temps de déplacements eux-mêmes routinisés, l’enfant trouve cependant des « creux de liberté », des points de départ pour explorer plus loin l’espace urbain. Ceux-ci sont d’autant plus réalisables que l’enfant expérimente une mobilité dite « active », de type pédestre ou cycliste par exemple, indépendante des parents. C’est donc tant la répétition des activités (par exemple via les chemins habituels de l’école) que l’existence de moments réservés à l’inconnu et l’imprévu (un petit détour au moment de rentrer) qui permettent l’acquisition de ces compétences spécifiques. Routines quotidiennes – qui créent un monde plus sûr et familier [8] – et place laissée à l’imprévu se complètent ainsi pour permettre à l’enfant de s’approprier l’espace urbain. L’inattendu devient alors un facteur de développement, au même titre que les cheminements habituels à vélo ou à pied, et enracine l’expérience de l’autonomie dans le vécu de l’enfant.
C’est donc aussi dans cette régulation des routines et de l’imprévu au sein de la famille que surgit l’accompagnement à l’autonomisation de l’enfant. Si la structure urbaine influence les possibilités d’autonomie de déplacement des enfants (via l’existence de cheminements sécurisés, par exemple, ou la diminution globale des vitesses), il serait erroné de minimiser l’importance cruciale et primordiale de la socialisation (par le groupe de pairs, l’entourage social, le milieu familial). Les initiatives, privées ou publiques, visant à accroître l’autonomie par la socialisation aux modes alternatifs à la voiture sont donc d’autant plus fondamentales à développer et à maintenir : pédibus, rangs ou brevets cyclistes, etc.
La mobilité active, accessible directement (ou presque) à l’enfant, et ce dans toutes les catégories sociales, permet ainsi un apprentissage encadré de l’autonomie, d’autant plus précieuse qu’elle rendra possible, à son tour, une utilisation plus aisée des modes alternatifs à la voiture dans la suite de l’existence de l’enfant. Celui-ci sera alors mieux outillé pour acquérir une capacité à penser la ville en réseau, à s’orienter, à lire un horaire, à se créer un itinéraire, toutes dispositions précieuses pour un « altermobile » en devenir…
Céline Tellier (IEW)[1] Depeau, S., « Approche psycho-environnementale de la mobilité spatiale quotidienne des enfants en milieux urbains : Aperçu d’un programme de recherche », ESO, n°24, mars 2006, accessible ici. Les références qui suivent sont issues de la revue de littérature présente dans cette note de synthèse.
[3] Dowling, R., Cultures of mothering and car use in suburban Sydney : a preliminary investigation, Geoforum, n°31, pp. 345-353, 2000 ; Dupuy, G., « ‘‘Automobilités’’ : quelles relations à l’espace ? », in M. Bonnet & D. Desjeux (éd.), Les territoires de la mobilité, pp. 37-51, Paris, PUF, 2000.
[7] Chardonnel, S. et Depeau, S., « Rôle des organisations quotidiennes familiales dans l’apprentissage et l’accès à la ville des enfants », 13e colloque de l’AISLF « Métro, boulot, dodo : quoi de neuf dans nos routines », livret d’accueil, Lille, 26-27 mars 2014, p. 15.
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